La Poste vend aujourd’hui la gratuité d’hier

Jadis, un bourdon jaune canari, vrombissant, sillonnait la campagne. Et chacun guettait le ronflement familier de la fourgonnette Citroën. À peu près à l’heure dite, le facteur déboulait dans un crissement de gomme sur le gravier avec nuage de poussière. Souvent, il donnait un ou deux coups d’avertisseur sonore. La fermière, la vieille Célestine (en ce temps-là on appelait un vieux un vieux), les enfants buissonniers et les chiens perdus sans collier quittaient alors leurs occupations pour accueillir Gérard, estafette de son état. Matinal et jovial, il saluait et distribuait le courrier : la lettre de cousine Berthe, la carte postale de Tonton Cristobal, les mots d’amour et les injonctions du percepteur, le journal.... Il versait aussi les pensions et, assis devant un petit café, colportait les dernières nouvelles du village et son lot de potins croustillants. La Simone avait le béguin pour le Maurice. La Mère Michèle, aussi pleine de cidre qu’une barrique aux premières couleurs de l’automne, était tombée de l’échelle. « L’oncle incarné » (sic) de Monsieur le Curé avait privé ses ouailles de procession pascale etc... Le messager assurait, non seulement, un véritable service public, mais encore, il était le liant sympathique de la communauté villageoise. C’était il y a cinquante ans. Une autre époque.

 

Aujourd’hui la cousine Berthe repose au cimetière et ses descendants n’écrivent plus. Les administrations communiquent leurs consignes via les tuyaux électroniques. Et papy et mammy espèrent en vain un fonctionnaire qui ne passe guère plus que pour charger la boîte de prospectus publicitaires ou de propagande électorale. L’administration n’a eu de cesse de dégraisser les effectifs (9 000 départ en 2015 et les DRH escomptent s’en alléger de quelque 10 000 avant 2020 contre  seulement 1 000 embauches). Les restructurations régulières organisent et réorganisent les tournées, dispatchent les taches, imposent aux agents un jeu de chaises musicales permanent. Et citadins comme contadins reçoivent leur correspondance de manière aléatoire et tardive. Ce qui, à l’inverse du principe initial, les empêche de répondre par retour. Les énarques qui fondent sur l’intérêt général avec l’impératif de faire des économies drastiques, déplacent les gens comme pions sur un échiquier diabolique sans aucun égard pour préposés usés et usagers indisposés. Ils ferment des bureaux de poste, intervertissent les rôles, les places, les horaires. Il n’est pas rare que tel ou tel apprenne la fermeture de son agence ou sa mutation dans la PQR. Mobilité, flexibilité, conditions de travail dégradées, course contre la montre avec heures sup non rémunérées, dysfonctionnement en sous-effectifs, service public tronqué, obligation de vendre et de se vendre, pression permanente avec demande de comptes sur la progression du chiffre d’affaires, modernité traumatisante !!! Et tout un chacun, employés comme clients, sont plongés dans un bain glacial d’incertitude et de précarité. Ras le bol !

 

Alors bien sûr, dans un pays et à une époque où les citoyens, encouragés par des irresponsables politiques à s’abandonner aux vertiges de la vulgarité numérique, n’écrivent plus que des sms et des tweets truffés de fautes d’orthographe, d’abréviations, de mots réinventés ou tronçonnés qui, par comparaison, nous donnent la nostalgie du langage télégraphique, on peut comprendre que La Poste (version nouveau statut juridique et monopole perdu) doit envisager l’avenir avec l’invention d’un modèle économique inédit. Un staff de crânes d’œuf, grassement payés pour conjuguer la vie des salariés sur le mode travailler plus pour gagner moins, planche sur le concept de « premier opérateur de services à la personne ». Why not ! Cependant, il est absolument insupportable que l’aggiornamento du pony express repose sur le mépris de la qualité des services dûs aux Français via la marchandisation du lien social. En effet, voilà qu’on apprend que cette institution, en voie de privatisation accélérée, décide de vendre à nos ancêtres isolés une espèce de veille sanitaire. En clair, moyennant finance, nos aînés pourront recevoir la visite d’un commissionnaire  reconditionné en « gérontophile platonique » stipendié afin d’assurer sa famille que Mère Grand n’a pas été boulottée par un Grand Méchant Loup où qu’elle n’est pas, tout simplement, calenchée ou en péril de bientôt casser sa pipe.

 

La machine infernale a déjà enregistré ses premiers suicidés. Postiers et citoyens seraient bien inspirés de faire valoir la loi du nombre pour tordre le coup aux experts en ressources humaines (des affranchis de complexe complètement timbrés) qui font leur beurre en en privant les autres et nous gâchent la vie. On se demande bien ce qu’ils apprennent dans les grandes écoles de management... Le bon sens rappelle que supprimer les emplois et les capacités de consommation d’une population ne peut, à terme, que déboucher sur faillite pour les entreprises et révolution pour le pays.